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Itinéraire d’un photographe engagé

Intensité, action immédiate, générosité et courage : un itinéraire qui n’est vraiment celui d’un enfant gâté. Tony Crocetta est un photographe animalier passionné et passionnant, qui parcourt le monde, et accueille dans son camp de brousse au Kenya, tous ceux qui aspirent à contempler la faune sauvage, hélas en voie d’extinction. Une réalité devenue inéluctable ? Tony se sert alors de ses plus belles photos pour montrer et sensibiliser sur la biodiversité, et il a tant de choses à dire. Derrière ce témoin tristement privilégié de la dégradation de l’environnement, on veut encore y croire. Car seule notre mobilisation permettrait d’arrêter les inepties et d’agir en mettant en place des modèles plus vertueux et équitables. Pour l’amour de cette nature qui fait toute notre joie !

L’enfant sauvage

Une tour HLM de 12 étages à Pantin, en banlieue parisienne, devant le plus grand cimetière de France. Un lieu peu exotique et pourtant, c’est là que Tony Crocetta fera ses premiers pas à la rencontre de la nature. “J’étais l’aîné, issu d’une famille modeste, d’origine italienne.” Avec son frère et sa sœur, il va grandir en apprenant les joies simples et l’amour. “Mon père ouvrier n’avait pas les moyens pour nous emmener en vacances ; alors j’ai appris à vivre avec le peu qu’on avait, en m’ouvrant aux autres et à l’environnement.” Ses plus beaux souvenirs remontent à ces années 1970, où il sortait jouer avec ses camarades, en bas, près de la voie ferrée, Il y avait là leur terrain de jeux: deux terrains encore en friche dans le cimetière, entourés d’une palissade qu’ils escaladaient à la barbe des gardiens. Quelques arbres, des chats sauvages et des mulots… un petit paradis où ils construisaient des cabanons à étages. Tony jouait aussi au naturaliste, en observant les insectes présents dans ce biotope : “sauterelles, scarabées, mantes religieuses, papillons et même des hannetons !” Jusqu’à ce jour qui le marquera à jamais. “J’étais suspendu au balcon et je les ai vus arriver avec leur bulldozer. Avaient-ils au moins conscience de toute cette vie abritée dans ce lieu ? Et ils ont tout démoli pour faire la place à des tombes…” Il a alors 14 ans. Inconsolable, il ne sait plus où nourrir son besoin viscéral de nature. De rares moments suivront, toujours vécus intensément, comme lors d’un séjour à la campagne où, étendu dans un champ, il ressentira de tout son être que sa vraie place est dans la nature.

Adolescent, Tony se tourne vers les livres d’aventure : Tarzan, le livre de la Jungle, 20 mille lieux sous la mer… et les émissions de télévision, en noir et blanc au départ, puis en couleurs, qui lui permettront de s’évader en lui ouvrent les portes du monde. “Surtout les documentaires animaliers : « Les Animaux du monde » présentée par Marlyse de La Grange, et « Caméra au poing » de Christian Zuber”, un journaliste cinéaste qu’il rencontrera plus tard et qui fut l’un des pionniers de la protection de la nature et de la conservation. A l’école, c’est un enfant curieux qui s’oriente vers un métier technique, pour en faire son gagne-pain rapidement. “Rien de bien créatif avec des ascenseurs à réparer, et j’ai exercé ce travail pendant 20 ans car il me permettait de financer tout le reste.

Photographe animalier

Un jour, un ami l’attendait en bas de l’immeuble, et il avait un appareil photo autour du cou. Intrigué, Tony veut en comprendre le mode de fonctionnement. “Je l’ai pris dans mes mains pour le tester, puis j’ai porté l’œil au viseur optique… et ce fut tout de suite le coup de foudre ! C’était le printemps. Il y avait un arbre en fleurs à quelques mètres de là, et j’étais subjugué de le voir si beau dans le petit carré.” Alors il va casser sa tirelire pour acheter son premier appareil : “un Canon AE1 Priorité à la vitesse, avec une pellicule argentique 135 que l’on charge dans le dos”. A l’époque, tous les réglages se faisant en mode manuel, Tony Crocetta, alors jeune homme de 21 ans, va apprendre à s’en servir par instinct et en se passionnant pour la technique. Il doit aussi pratiquer. Ses premiers sujets sont des fleurs : les orchidées et les crocus, qu’il va chercher dans les jardins et les expositions parisiennes. “L’occasion pour moi de sortir enfin de la banlieue, car j’avais soif d’esthétisme et de beau.” Puis il photographie les insectes avec un objectif macro, mais il a envie de variété et d’espace. Avec ses premiers salaires, il met alors de l’argent de côté en vue d’un prochain voyage. “J’ai été invité par des amis réunionnais, et ce fut mon premier rendez-vous avec la nature sauvage.” Le voyage suivant sera déterminant, et tout a basculé à partir de là. Il part en Centrafrique avec sa femme, pour aller à la rencontre des Pygmées, le petit peuple des forêts. “Une véritable aventure, avec des sentiers imprévisibles au cœur d’une forêt primaire, des marigots boueux et des arbres géants. J’avais perdu 8 kilos mais c’était tellement extraordinaire, si atypique et enrichissant, alors que des amis nous proposaient d’aller en Crète à la place.”

L’année suivante, il ira au Mali, puis au Burkina Faso. Puis, au Togo et au Bénin, et là, tout à fait par hasard, alors qu’il photographiait des ethnies et des marchés, il se retrouve à traverser un parc animalier avec des éléphants, des babouins et des antilopes. Il a alors 26 ans. “Le guide nous avait pris à part et je m’étais montré plus téméraire que les autres, en descendant de la voiture pour faire mes premières photos d’éléphants. Ce fut l’illumination ! Je comprenais en un instant ce que je voulais faire du reste ma vie, car j’avais enfin trouvé l’alchimie réunissant mes trois passions : le voyage, la photographie et l’observation des animaux sauvages.” Et c’est ainsi que Tony Crocetta deviendra photographe animalier.

En faire son métier

Dès l’année suivante, Tony part voir les gorilles dans l’ex Zaïre, puis son premier safari en Tanzanie. Et il travaille de plus en plus comme un professionnel. “J’ai toujours eu un niveau d’exigence assez important car je voulais, sans avoir pourtant de moyens considérables pour acheter du matériel, réaliser de belles photos.” Le conservateur d’un parc est saisi par ses clichés et lui conseille de travailler pour une agence. Le voici dans les bureaux de BIOS, et la Directrice est immédiatement séduite par ses diapositives d’espèces rares d’Indonésie, de Malaisie, d’Afrique et des Caraïbes. “Vous allez désormais travailler avec des objectifs de la dernière génération et parcourir le monde. Êtes-vous prêt à cela ? Et elle m’a fait signer un contrat qui a fait de moi un globe-trotter.”

Il va alors acquérir un matériel professionnel plus sophistiqué, comme l’objectif de 500 mm qui coûtait 35 mille francs de l’époque, soit le prix d’une voiture neuve. “Je ne remercierai jamais assez ma femme de m’avoir fait confiance. J’étais enfin autonome avec toute la liberté possible.” Et il retourne en Centre-Afrique, pour approfondir son exploration avec les hippopotames et les guêpiers carmin. Il ramène aussi de très belles scènes de lions. “Ces images ont été vendues tout de suite et publiées au journal de la BBC.” Il va aussi mettre le cap sur le fabuleux bestiaire des Llanos au Venezuela, et faire des photos incroyables de l’anaconda, qui seront exploitées par le spécialiste mondial en la matière. “J’ai eu la chance de travailler avec lui parce que j’avais vu des choses surprenantes dans le comportement de ce reptile, et j’y suis allé 14 fois au total.” Cette profondeur sera sa signature désormais. Aller au fond des choses avec des clichés qui, en plus de l’esthétisme, sont percutants et expriment une vérité sur des espèces méconnues ou mal connues. Ils seront publiés dans le monde entier par des magazines de renom.

Acteur du tourisme et engagement

“Vers 45 ans, j’en ai eu assez de monter les escaliers dans les banlieues difficiles”, mais l’ère du numérique rendait difficile la rémunération d’un photographe professionel. L’activité complémentaire va s’imposer d’elle-même. “Des amis voulaient que je leur apprenne la photographie animalière dans le cadre d’un safari.” Il va rencontrer Simon qui en sera le guide, puis le partenaire et aujourd’hui son ami. Melting Pot Safaris est créé en 2006 au Kenya : un camp de brousse confortable et un lodge, au cœur de la réserve réputée du Masaï Mara. Les clients sont accueillis au sein d’une communauté, où animaux, guides Masaï et photographes vivent ensemble. On donne même un nom aux animaux les plus charismatiques et tout est vécu de manière simple et authentique, sans chercher le sensationnel. “Ils vont vivre une immersion en profondeur, en prenant le temps” ; avec des paysages magnifiques, des animaux remarquables et des scènes de vie sauvage de lions, léopards, guépards, zèbres, antilopes, gazelles ou éléphants… Son rêve est enfin réalisé, et Tony y a même bâti une cabane perchée pour retrouver ce coin de nature qu’on lui avait arraché.

On ne peut contempler la nature sans vouloir la protéger. Il va aussi publier plusieurs livres et prendre la parole en tant que témoin et militant pour montrer en images l’état de la planète et notamment la raréfaction des animaux. Chasse, braconnage, pollution, surexploitation des milieux, déforestation et urbanisme à outrance, tous ces fléaux qui dégradent le milieu naturel et massacrent la faune sauvage. Il est aussi un acteur actif et membre fondateur de l’association Noé et participe en tant que Président du Jury à de nombreux festivals. En 2008, il a lancé « Latitudes Animales », un festival qui présente les œuvres de photographes chevronnés tous engagés pour la biodiversité. Tony et Sylvie Crocetta ont aussi fondé une association « Cheetah for ever » pour permettre à des gardiens locaux de surveiller et protéger les petits guépards du Masaï Mara, menacés d’extinction…

Alerte, Alerte ! Tony Crocetta est lucide sur l’état de l’environnement et l’équilibre fragile des espèces, y compris celle de l’homme. Et pourtant, il est de ceux qui ne baissent pas les bras. Un homme poussé par son cœur et ses instincts, avec un parcours qui finalement, a cela de commun avec le film de Claude Lelouch : un cheminement de sentiments et d’actions à travers quarante années de la vie d’un homme curieux, attentif à tous les hasards et prêt pour toutes les aventures, afin de réconcilier l’homme et la faune. Chapeau le photographe !

Textes et photos sont une création originale de ©Carine Mouradian, suite à une rencontre le 20 octobre 2018 – Tous droits réservés.

Lien vers le site de Tony Crocetta

Galerie photos de Tony Crocetta

L’authenticité selon Tony Crocetta, vivre selon notre vraie nature

“Pour cela, il faut beaucoup de courage, et aller à contre-courant des modèles qu’on nous enseigne. Car vivre selon sa vraie nature, c’est revenir aux fondamentaux de notre espèce à savoir notre lien indéfectible avec le milieu naturel. La nature a le pouvoir non seulement de répondre généreusement à tous nos besoins, mais aussi de nous rendre heureux. Et ceci, quel que soit le lieu où l’on est, du moment qu’on ait encore conservé un coin de nature où peut s’épanouir un écosystème. Pour avoir passé ma vie à observer les animaux, je ne suis pas très optimiste pour l’avenir de la biodiversité, aussi bien en France qu’en Afrique ou dans le monde. Quel désastre pour la planète ! On se mobilise mais il y a peu d’actions concrètes. Or, on est devenu une espèce envahissante et nuisible, alors qu’on a la possibilité de faire des choses extraordinaires, à condition de freiner la démographie et limiter notre surconsommation des ressources. Dans mes conférences, je m’adresse aussi aux enfants, et je les alerte qu’ils sont en train de tout perdre et qu’il leur faut réagir dès maintenant, avant d’avoir eu mon âge. Ce sont eux qui peuvent décider de consommer autrement avant de s’installer dans la routine d’une vie adulte. Ne rentrez donc pas dans les schémas qu’on vous impose !

Lors de mon premier voyage en Centrafrique, j’étais allé au Parc National de Gounda Saint-Floris dans le nord du pays, et il y avait là une photo de rhinocéros à l’entrée. Quand j’y suis retourné dix ans plus tard, au début des années 1990, le conservateur m’a annoncé qu’on venait d’abattre les derniers rhinocéros : la sous-espèce du Diceros bicornis ou rhinocéros noir à 2 cornes d’Afrique Centrale venait de s’éteindre ! A jamais ! Elle avait déjà disparu du Tchad du Parc national Zakouma. De nouveau, on m’avait privé de cette biodiversité avec laquelle je me sens relié. A l’heure actuelle, le trafic de la corne de rhinocéros engendre un véritable génocide à l’échelle mondiale. Il y a aussi l’extinction programmée du lycaon qui perturbe tout l’écosystème. Les hyènes notamment, se retrouvent en surnombre et occasionnent une surmortalité des jeunes guépards. Un autre exemple… C’est cette route qu’un décret du Botwana a permis de construire, et qui a bouleversé la grande migration des gnous bleus du Kalahari. Des centaines de milliers sont morts car ils ne pouvaient plus accéder aux points d’eau. Une hécatombe ! Ou encore, des lions empoisonnés au Masaï Mara parce que les éleveurs rentrent dans le parc pour faire paître leurs troupeaux. Au final, les espèces n’ont plus d’espace et se chevauchent dans un territoire de plus en plus restreint et dégradé. Les safaris sont donc un moindre mal pour la conservation et pour empêcher le braconnage. Avec l’association « Cheetah for ever », on a pu en sauver 11 bébés guépards en un an. Ce n’est pas grand-chose mais c’est mieux que rien ; et c’est à ce prix qu’on pourra faire reculer l’inévitable disparition des espèces sur cette terre.

Je fais aujourd’hui des photos uniquement dans ce but, pour sensibiliser et porter témoignage. Un beau livre est en cours pour l’année prochaine, en collaboration avec le dessinateur Marcello Pettineo, pour témoigner de cette perte de la biodiversité africaine. Une des choses qui m’est le plus insupportable, c’est la chasse-loisir, qui vient décimer le peu de nature et de biodiversité qu’il nous reste. Il faut mobiliser tous les citoyens pour faire cesser ce massacre. Pour cela, fédérer les photographes, les vététistes, les joggeurs, les randonneurs, les promeneurs et des personnalités de tout bord pour constituer un lobby et faire valoir nos droits. Il faut de toute urgence interdire la chasse le dimanche, arrêter de tirer sur le renard nuit et jour car ce n’est absolument pas une espèce nuisible, et laisser tranquille les ragondins qui sont décimés sans raison. Finalement, j’ai l’impression que le syndrome du cimetière de Pantin aura marqué ma vie. . Je ne me sens absolument pas appartenir à une espèce au-dessus des autres, et je suis au même niveau qu’une fourmi ; sa vie a d’ailleurs autant d’importance que si un être supérieur de la Galaxie venait à m’écraser impunément, comme mon pied sur une fourmilière. En Amazonie, vingt mille hectares sont brûlés chaque année pour faire des constructions et les animaux n’ont nulle part où aller. Or il y a là un trésor, avec des biotopes particuliers et des espèces endémiques qui ne vivent qu’à cet endroit précis du monde… Un patrimoine décimé !

Oui, j’ai conscience du privilège d’avoir pu observer toute cette richesse dans ma vie. Et en même temps, mes seules photos ne peuvent rien. D’ailleurs, n’est-ce pas surtout la nature qui est incroyablement belle et qui fait qu’on a de belles photos ? Le vrai luxe en réalité, ce sont des instants furtifs de pure grâce, comme l’osmose que j’ai pu vivre avec Romi, la sublime léoparde du Parc, ou Scarface, l’actuel roi Lion du Masaï Mara. Et bien sûr, la relation aux autres : les clients qui deviennent des amis, avec des échanges chaleureux et authentiques. La seule chose qui reste au final, c’est l’amour de nos proches, mais bien plus, celui étendu à l’humanité entière et tout ce qui existe dans ce monde. C’est là qu’on trouve la paix et notre raison de vivre.”

Textes et photos sont une création originale de ©Carine Mouradian, suite à une rencontre le 20 octobre 2018 – Tous droits réservés.

Lien vers le site de Tony Crocetta

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