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Le père d’une ébénisterie nouvelle

Il est le gardien de l’âme du Faubourg (Saint-Antoine), ce quartier bouillonnant d’artisans ébénistes où il a grandi et appris son métier dans la plus pure tradition. Et il est aujourd’hui l’un des derniers, défenseur d’un patrimoine vivant qu’il transmet avec passion et conviction, à une génération entière en quête de savoir et d’authenticité. Père d’une multitude, Vittorio Serio est avant tout un artiste, un pur, un grandiose qui ose une créativité sans limites dans des œuvres uniques qui marquent son temps. Homme de confidences, il est aussi à l’image de ses meubles à secrets, l’ami dont la signature dépasse les frontières, car il renouvelle constamment son art, portant la parole de son métier en pleine mutation et suscitant sans cesse de nouveaux talents dans une discipline qu’il veut porteuse d’émotion primaire, de partage et de communion humaine.

Rebelle, avec des débuts laborieux

Dans ce quartier historique, il est le dernier ébéniste. Pourtant, quand Vittorio Serio commence son apprentissage en 1975, “ils étaient 275, et c’était une véritable fourmilière”. Son père est contre maître dans plusieurs ateliers du Faubourg St Antoine, et supervise la fabrication des meubles de style. C’est alors naturellement que le jeune Vittorio, qui s’ennuyait à l’école, se tourne vers l’ébénisterie. “J’ai commencé à 15 ans et j’ai eu un apprentissage difficile car mon père a été très exigeant avec moi. Il voulait que je sois le meilleur. Il va obtenir son CAP et apprendre la production classique qui faisait la renommée du Faubourg Saint-Antoine. “J’ai appris ce savoir-faire unique, qui est un patrimoine vivant que je défends aujourd’hui. Ce travail avec des queues d’aronde, des tiroirs et des flancs en chêne, assemblés avec des tenons, des mortaises… tout ce qui fait la spécificité et l’excellence à la Française.” Comme c’est un métier où le geste est acquis par la répétition, il devra faire et refaire des petits meubles en série : des commodes Louis XV, des bahuts, des meubles d’appui, des bouillottes Louis XVI… “Jusqu’au jour où la main arrive à oublier l’outil. C’est le signe qu’on est passé au mouvement de création.

Parallèlement, Vittorio va vite avoir soif d’indépendance. “Ce besoin de liberté, avec le refus d’obéir ou de donner des ordres aux autres ; je ne supportais pas cela, ni à l’armée, ni dans les premiers ateliers où j’ai exercé.” Alors, l’opportunité se présente. En 1983, à 22 ans, il rachète un ancien atelier rue de Montreuil, pour s’y installer. Il va y produire des meubles de style, mais la vente s’avère vite décevante, à cause de la concurrence venue d’Espagne et d’Italie. Et il ressent le besoin d’exprimer sa créativité en fabriquant autre chose. “Je m’embêtais avec ces objets classiques et j’ai eu soudain l’envie impérieuse de créer mon premier meuble. C’était un cabinet avec des portes qui s’ouvrent, en ébène, citronnier de Ceylan et bois de Corail.” Cet élan est venu de l’intérieur car “puisque j’étais un ébéniste d’aujourd’hui, je voulais aussi faire des meubles d’aujourd’hui. Le tournant sera laborieux et compliqué, car son audace dérange. Mais il tient bon, malgré les critiques peu bienveillantes et le regard désabusé de sa profession. “On me disait que cela me mènera à rien ; que ce n’est pas comme cela qu’il fallait travailler. Mais j’ai continué de créer des pièces et gérer mon atelier à ma façon.” Il se recentre sur la restauration de meubles et les pièces personnalisées sur commande et prend un ouvrier dès la première année ; puis jusqu’à 10 à un moment, “pour dégager ce précieux temps pour ma création personnelle avec des pièces uniques, qui sont toutes numérotées dans un registre et vendues les plus souvent à des collectionneurs.

La part belle à la créativité

Le jeune ébéniste commence à montrer ses créations dans des expositions d’artisanat ; puis il crée sa propre galerie d’art au sein de l’atelier pour exposer ses œuvres, mais aussi celles des autres. C’est l’occasion pour lui de rencontrer tout ce que Paris compte de décorateurs, antiquaires, artisans et artistes de tout bord. “Tout le monde me connaît et je connais tout le monde, mais cela s’est fait avec le temps.” Sa curiosité et sa créativité sont débordantes. “Le meuble est pour moi un prétexte pour créer une œuvre d’art, pour raconter une histoire où je mets toute ma joie. J’aime aussi aider, stimuler les autres et apprécier aussi leurs créations.” Son style est insaisissable mais ses œuvres se démarquent toujours et sont reconnaissables par leur exubérance baroque, l’innovation et à chaque fois le décalage. Car le maître ébéniste aime surprendre et explorer des terrains vierges comme la Préhistoire… “justement parce qu’il n’y a rien d’écrit et que tout est à inventer !

En 1995, son père se retrouve au chômage mais il rejoindra l’atelier de ce fils aîné et l’accompagnera jusqu’au bout en formant les jeunes apprentis. “On a vraiment vécu tout le temps ensemble. C’était mon père, mon maître et mon meilleur ami.” Vittorio revendique cette exigence apprise à ses débuts et qu’il continue de cultiver aujourd’hui vis-à-vis de lui-même et du travail réalisé à l’atelier. Cette excellence et son souci de transmettre ce savoir seront récompensés. En 2005, l’atelier Serio devient Entreprise du Patrimoine Vivant et il sera lui-même nommé Trésor Vivant de l’Artisanat quelques années plus tard. En 2013, il est médaillé Chevalier de l’Ordre national du Mérite.

Des œuvres de plus en plus audacieuses

Il y a toujours deux mouvements chez Vittorio Serio. Créer le meuble pour soi-même et en même temps, le créer pour les autres, que ce soit pour assouvir le désir d’un client ou pour échanger et inspirer d’autres créateurs. A la manière d’une sculpture, il va associer les matières nobles avec toutes sortes d’inspiration, y compris des techniques nouvelles, des objets de récupération ou des vestiges d’histoire et d’art.

Un exemple est ce bureau Medina. “Au départ, la cliente est arrivée avec des bronzes orientalistes de l’époque Art Nouveau de Tunisie et du Maroc. Les bronzes représentaient des scènes musulmanes, ou alors perses. “Je lui ai proposé de créer une table pour être au plus près de ces objets. Et comme ce sont des petits personnages de la vie courante, de faire une table qui deviendrait une ville, une médina avec son souk et ses différents minarets. L’imagination de l’artiste est intarissable. Il va finalement proposer un bureau personnalisé avec la représentation mise à l’envers pour avoir une surface fonctionnelle à l’endroit. Une prouesse à la fois dans la création et la fabrication, car il faudra choisir les bois les plus légers et les plus durs à la fois, pour fabriquer le plateau de plus de 2 mètres. Il va même créer un appui avec un secret qui se déploie pour dévoiler les bronzes érotiques, ceux qu’elle ne veut pas exposer. Cette œuvre d’art “est une ville en dessous et une ville au-dessus qui se construisent au fur et à mesure”. La cliente a en effet prévu de faire encore grandir la ville avec d’autres éléments dès qu’elle aura plus de bronzes…

Pour ses créations personnelles, ce sont les éléments naturels qui l’inspirent en premier. Comme ce monolithe étonnant, sa dernière œuvre, qui lui a demandé près d’un an et demi de travail. “On y retrouve trois lectures différentes. Le minéral, c’est la pierre couchée, le dolmen, le menhir. Le végétal, avec un tronc d’arbre qui a roulé au bord de la mer et qui a blanchi avec le sable et le soleil. Enfin l’animal, et ce serait une baleine blanche avec la forme de son rostre, qui saute de l’eau. L’intérieur du meuble est d’ailleurs rouge sang, comme l’intérieur d’une baleine. “Ainsi, le meuble n’est plus que l’expression de ce mouvement. D’ailleurs chez Vittorio Serio, la fonction n’existe plus. Elle est l’outil de la réalisation d’un meuble. Et comme dans un musée, la contemplation se poursuit car l’artiste a osé laisser le meuble nu, dans une forme brute et on voit tous les assemblages. “Il donne l’impression d’être fait sans être plaqué. Et quand on regarde encore, on découvre qu’il est galbé, comme les meubles de Louis XV. “C’est le dernier meuble que j’ai fait avec mon père et je le lui ai dédié car il aimait ce style.

Une fécondité associative

Le créateur ébéniste a aussi un deuxième métier. En 1998, il décide de se faire connaître en aidant les autres et va reprendre une Association d’Artisans de Bastille, puis de Paris, pour créer la Biennale des Arts Décoratifs, celle-là même qui a inspiré de beaux salons comme Révélations au Grand Palais. “Depuis le temps que je fais cela, j’ai donné des envies. J’ai rencontré tous les artisans qui osaient faire autrement et j’en ai fait des amis.” Ils vont exposer en Russie, à New York, à Monaco… Le maître va aussi faire des élèves. “Beaucoup de jeunes se lancent dans la création parce que j’en fais.” Puis avec un sourire satisfait, ce père de deux filles rajoute : “J’ai pleins de fils maintenant. Ils ont appris le métier à l’atelier ou découvert leur vocation lors des expositions.” Car les métiers d’arts sont aussi des métiers d’hommes.

On va d’étonnement en étonnement lorsqu’on rencontre le maître ébéniste Vittorio Serio. Comme ses meubles, il est surprenant et plein de relief avec un potentiel immense et une grande panoplie. Réservé, il est non moins fougueux et inventif comme un italien. Amical, il reste tenace et exigeant avec le souci de l’excellence. Un tiroir s’ouvre et le voilà dans son atelier du Faubourg, transmettant avec passion son savoir-faire unique. Une porte se déploie comme l’aile d’un insecte (une de ses créations) et on le voit à une exposition ou en train de défendre ce patrimoine vivant entouré de ses amis : clients et artisans. Puis cette ouverture secrète et le voilà dans son intimité : un homme heureux, un artiste accompli et qui crée sans relâche depuis 35 ans en écoutant les inspirations de son cœur. Pour laisser son empreinte avec cette parcelle d’âme !

Propos recueillis lors d’une interview réalisée à Paris le 22 mai 2017

Lien vers le site de Vittorio Serio

Galerie photos de Vittorio Serio

L’authenticité selon Vittorio Serio, Maître ébéniste et Chevalier de l’Ordre du Mérite

“L’authenticité s’acquiert en prenant conscience de la grandeur de son métier. J’ai la chance d’avoir dans les mains un savoir qui est le mien. Et il est unique, patrimoine vivant qui se transmet essentiellement par le geste et l’expérience. Et j’ai à cœur de le défendre et faire qu’il soit connu et reconnu. Notre façon de travailler est ancestrale. Comme un menuisier, on met le bois dans des feuillures, dans des rainures, sauf qu’on va empêcher le bois de travailler, en mettant un placage de chaque côté pour le stabiliser. Alors on rentre dans la notion de marqueterie. Pour empêcher les plaques de bouger, on va friser le placage, c’est-à-dire le découper dans un certain sens, et du coup, on crée des motifs et l’artiste en chaque ébéniste se révèle. Il y a aussi les techniques et les outils avec une fabrication artisanale dans la plus pure tradition. Un ébéniste est aussi un artisan qui a la science du bois car il maîtrise les associations de couleurs et de matières. On travaille en priorité l’ébène : noir quand il vient du Gabon ou du Congo, strié quand il provient de l’île de Macassar en Indonésie ; ou encore blanc du Laos… mais aussi tous les bois du monde et il y a des collectionneurs de cèdre par exemple.

Je suis un fervent défenseur de ce patrimoine qui est emblématique du Faubourg Saint-Antoine. Il y a 40 ans, à mes débuts, il y avait des ébénistes à toutes les rues : rue Saint Sabin, rue de la Roquette, rue de Charonne… C’était une production classique avec un vrai savoir-faire que je transmets encore aujourd’hui dans mes pièces de création. De plus, grâce à mon père, j’ai appris l’ébénisterie de l’excellence, et c’est ce qui fait aussi la qualité de mon travail. On apprend réellement ce métier par la répétition, en faisant au départ des séries de 12 ou 24 meubles à la fois. Puis le jour où la main arrive à oublier l’outil, là on est passé au mouvement de création. Arrivé à ce niveau, on domine la main et c’est l’esprit qui prend le relais. Ainsi, mes pièces sont une partie du passé avec l’esprit d’aujourd’hui. Et c’est fondamental car il n’y a pas de création sans histoire, d’authenticité sans qu’elle s’appuie sur la mémoire du passé.

Avec ce savoir et cet esprit, on a trouvé le métier où l’on peut faire tout ce que l’on aime. Travailler devient un plaisir et un outil de création. Et je suis plein de gratitude en réalisant que tout qui sort de moi (de ma tête), prend une existence. C’est énorme de se dire que de rien, je fais quelque chose. L’objet n’existe pas au départ car il n’a aucun référent et on l’invente. On le fait naître plus exactement, et c’est cela qui est formidable. On est au cœur de l’authenticité, car il ne peut y avoir rien de faux dans cette création. Savoir que ce qui est là est sorti d’une personne que l’on rencontre, d’une âme, est si pur. D’ailleurs c’est l’âme qui donne l’envie et la force à la main pour réaliser l’objet. Ainsi, chaque création est une partie de moi. C’est la lecture de ma vie et j’aimerai faire cela jusqu’au bout au sein de mon atelier.

Pour être vrai, il faut aussi être au service de ses créations, et je me laisse guider à chaque fois. J’ai l’idée, puis le dessin et vite la maquette. Mais je modifie toujours en cours de fabrication, en fonction de l’œil. J’appelle cela l’œil frais. Je laisse reposer le meuble ; je le couvre pour ne plus le voir. Et je le revois avec un œil frais pour continuer la création. Le plus compliqué, c’est donc de s’arrêter, de se dire que l’œuvre est achevée car on veut toujours en mettre d’avantage. Mais quand l’équilibre y est, quand l’œil est satisfait, à ce moment-là, la pièce est finie. Et déjà, à partir de cet instant, l’œuvre ne m’appartient plus. Elle est autonome et elle existe. Et je suis prêt à reconstruire autre chose.

Mon désir premier était de laisser mon empreinte sur mon siècle ; ce sentiment que j’avais de mon métier et que je voyais, dès le départ, comme un outil de création et non seulement un outil de travail. Depuis, je me suis fait toute une clientèle au niveau de la création, mais ce réseau est très restreint et privé. Les clients qui viennent ici dans la confidence, me demandent quelque chose de différent et c’est une façon pour eux de garder une partie du patrimoine, de se faire plaisir et d’avoir des objets uniques dans leur réalisation et leur création. Chaque pièce est créée dans un renouveau total et c’est ce qui a fait toute ma carrière. Ceci, parce que j’aime être en perpétuelle création. J’aime le défi, la découverte, et toujours apprendre et continuer à réaliser.

Mes pièces sont authentiques et je n’ai pas de ligne comme certains, car je fais à chaque fois des objets différents. Mais on les reconnaît à force car il y a cette richesse des matériaux et des formes et ce côté débridé… J’entends : “Quand c’est un meuble spectacle, c’est du Serio !” Ou “Il n’y a qu’un fou pour faire cela, c’est lui !” Ce qui est certain, c’est que je suis à contre temps de la tendance d’aujourd’hui. Ce design très propre et très léger, travaillé par des machines numériques où on a des petits assemblages. Cela donne des meubles minimalistes qui sont propres et assez cubiques. Moi je suis dans la rondeur, l’exubérance et avec mon côté italien, je vais toujours rajouter autre chose pour rendre les pièces plus baroques et plus osées. C’est pour cela que je suis difficilement copiable dans la fabrication, mais très souvent dans l’esprit. Par exemple, j’étais le premier à faire des meubles avec des plaques de circuit imprimé. Puis des meubles préhistoriques avec des dessins de Lascaux, des reproductions de propulseurs néolithiques ou de silex… ou les matières brutes en laissant les aspects plages nues. Aujourd’hui, beaucoup le font.

J’aimerais, c’est vrai, que mes meubles finissent un jour dans des musées. Ce serait une reconnaissance, non pas pour moi, mais pour ce que j’ai fait. Et j’ai aussi ce désir de voir nos ateliers où l’on transmet un savoir unique, devenir des ateliers écoles. Car ma joie première est de créer des meubles, mais la seconde est de créer des âmes qui continuent ce travail de création. Et je suis fier des 17 professionnels qui sont à leur compte aujourd’hui et que j’ai pu former ici. Ils transmettent à leur tour ce que je leur ai appris, et c’est vraiment ainsi qu’on pourra préserver le Patrimoine Vivant et réinventer les relations humaines. Notre monde en a grand besoin !”

Propos recueillis lors d’une interview réalisée à Paris le 22 mai 2017

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